Ostéopathe Montpellier

« La tradition n’est pas le culte des cendres, mais la préservation du feu. »

— Gustav Mahler

 

Introduction : Still, Dieu, la science et la philosophie

 

À la lumière de 2024 et de ce que ces temps modernes ont à nous offrir d’extraordinaire, force m’est donnée de (continuer à) constater une scission grandissante au sein de la profession ostéopathique. Articles, blogs, réseaux sociaux : entre débats parfois animés et réelles prises de position, j’ai l’impression d’assister à un véritable dialogue de sourds.

 

En cause : l’ostéopathie, sa définition, son identité et l’aspiration de la communauté à se faire accepter du monde médical. Deux grandes polarités se dessinent :

  1. Une approche quasi révisionniste, souhaitant délaisser les artefacts du passé pour se concentrer activement sur une approche plus scientifique de l’ostéopathie.
  2. Une approche traditionaliste, attachée aux « préceptes » (pour ne pas dire principes) et à la philosophie du fondateur.

 

Cette dichotomie au sein de la profession n’est pas nouvelle et a été documentée par plusieurs chercheurs[1][2].

 

L’ostéopathie entre deux mondes

 

L’ostéopathie cohabite avec deux mondes bien distincts qui ne se comprennent pas toujours : le monde médical/scientifique (le jour) et le monde philosophique (la nuit). Cette dichotomie apparente soulève une question fondamentale : comment réconcilier ces deux aspects apparemment contradictoires de notre profession ?

 

Cette tension entre science et philosophie en ostéopathie a été explorée par plusieurs auteurs[3][4], qui soulignent la nécessité d’une approche intégrative.

 

La philosophie de Still : incomprise et déformée ?

 

Ma sensation a été depuis longtemps la suivante : il existe une réelle incompréhension de la philosophie originale de Still. On le désavoue facilement en lui attribuant une étiquette d’illuminé ou, au contraire, en lui vouant un culte aveugle. Cette déformation et/ou incompréhension peut trouver de nombreuses origines : la non-lecture des œuvres de Still, les multiples traductions, les révisions des différentes éditions.

 

Des études historiques récentes ont tenté de clarifier la pensée originale de Still et de la replacer dans son contexte historique et culturel[5][6].

 

L’émancipation intellectuelle selon Jacques Rancière

 

Pour éclairer ce débat, il est intéressant de se tourner vers la pensée de Jacques Rancière, philosophe français, et son concept d’émancipation intellectuelle[7]. Rancière propose l’idée que tous les individus ont une intelligence égale et sont capables de s’éduquer eux-mêmes, remettant en question la hiérarchie traditionnelle entre le « maître savant » et l' »élève ignorant ».

 

Dans le contexte de l’ostéopathie, cette perspective nous invite à reconsidérer notre relation avec les enseignements de Still. Plutôt que de les voir comme des dogmes intouchables ou, à l’inverse, comme des reliques obsolètes, nous pourrions les appréhender comme des outils pour notre propre réflexion et notre propre pratique. L’émancipation intellectuelle en ostéopathie signifierait alors la capacité de chaque praticien à interroger, interpréter et réinventer les principes fondateurs à la lumière de ses propres expériences et des avancées scientifiques.

 

Cette approche fait écho aux travaux sur l’apprentissage réflexif en ostéopathie[8] et dans d’autres professions de santé[9].

 

La dialogie de Morin : réconcilier science et philosophie

 

Edgar Morin, avec son concept de dialogie[10], nous offre une piste pour réconcilier les aspects apparemment contradictoires de l’ostéopathie. La dialogie consiste à faire coexister des idées antagonistes au sein d’une même réalité complexe. Dans notre cas, il s’agirait d’accepter que l’ostéopathie puisse être à la fois ancrée dans une tradition philosophique et ouverte aux avancées scientifiques.

 

Cette approche nous permet de voir la science et la philosophie non pas comme des opposés, mais comme des compléments. La science peut éclairer et affiner notre compréhension des mécanismes sous-jacents à notre pratique, tandis que la philosophie peut nous aider à donner du sens à notre action et à maintenir une vision holistique de la santé.

 

L’application de la pensée complexe de Morin au domaine de la santé a été explorée par plusieurs auteurs[11][12], offrant des perspectives intéressantes pour l’ostéopathie.

 

Retour aux sources : Aristote et la phronesis

 

Pour approfondir cette réflexion, il peut être utile de revenir à Aristote et son concept de phronesis, ou sagesse pratique[13]. La phronesis est la capacité de discerner la meilleure action à entreprendre dans une situation particulière, en combinant connaissances théoriques et expérience pratique.

 

En ostéopathie, la phronesis pourrait se manifester dans notre capacité à intégrer les connaissances scientifiques, la philosophie ostéopathique et notre expérience clinique pour offrir le meilleur soin possible à chaque patient. Ce n’est pas un rejet de la science ou de la tradition, mais une synthèse créative des deux.

 

Le concept de phronesis a été appliqué à diverses professions de santé[14][15], et pourrait offrir un cadre fécond pour repenser la pratique ostéopathique.

 

Le raisonnement clinique : entre perception et cognition

 

Le raisonnement clinique en ostéopathie illustre parfaitement cette dialogie entre science et philosophie. Il fait appel à la fois à nos perceptions sensorielles (le toucher ostéopathique) et à notre cognition (l’interprétation des signes cliniques à la lumière des connaissances scientifiques).

 

Ce processus ne peut être réduit ni à une pure application de protocoles scientifiques, ni à une intuition mystique. Il s’agit plutôt d’un art pratique, une forme de phronesis, qui demande au praticien de naviguer constamment entre différents modes de connaissance.

 

Des études récentes ont exploré la complexité du raisonnement clinique en ostéopathie[16][17], soulignant l’importance d’intégrer divers types de connaissances et d’expériences.

 

Conclusion : vers une ostéopathie éclairée

 

L’ostéopathie du 21e siècle a le potentiel d’être à la fois fidèle à ses racines philosophiques et pleinement engagée dans la démarche scientifique. Cette approche ne consiste pas à choisir entre tradition et modernité, mais à créer une synthèse dynamique entre les deux.

 

En embrassant l’émancipation intellectuelle de Rancière, nous pouvons nous libérer d’une relation dogmatique aux enseignements de Still, tout en continuant à nous inspirer de sa vision. En adoptant la dialogie de Morin, nous pouvons faire coexister science et philosophie au sein de notre pratique. Et en cultivant la phronesis aristotélicienne, nous pouvons développer une sagesse pratique qui intègre tous ces aspects.

 

L’avenir de l’ostéopathie ne réside pas dans le rejet de son passé, ni dans le refus du progrès scientifique, mais dans la capacité de ses praticiens à créer un dialogue fécond entre ces différentes dimensions. C’est dans cet espace de dialogue que l’ostéopathie pourra continuer à évoluer, à s’enrichir et à offrir des soins toujours plus pertinents et efficaces.

 

Cette vision d’une ostéopathie intégrative, combinant tradition et innovation, fait écho aux discussions actuelles sur l’avenir de la profession[18][19].

 

Références

 

[1]: Johnson, S. M., & Kurtz, M. E. (2002). Perceptions of philosophic and practice differences between US osteopathic physicians and their allopathic counterparts. Social Science & Medicine, 55(12), 2141-2148.

 

[2]: Tyreman, S. (2013). Re-evaluating ‘osteopathic principles’. International Journal of Osteopathic Medicine, 16(1), 38-45.

 

[3]: Thomson, O. P., Petty, N. J., & Moore, A. P. (2014). A qualitative grounded theory study of the conceptions of clinical practice in osteopathy – A continuum from technical rationality to professional artistry. Manual Therapy, 19(1), 37-43.

 

[4]: Fryer, G. (2017). Integrating osteopathic approaches based on biopsychosocial therapeutic mechanisms. Part 1: The mechanisms. International Journal of Osteopathic Medicine, 25, 30-41.

 

[5]: Stark, J. E. (2013). Still’s fascial philosophy and its legacy in osteopathic manipulative medicine. The Journal of the American Osteopathic Association, 113(6), 475-478.

 

[6]: Gevitz, N. (2014). The DOs: Osteopathic Medicine in America. JHU Press.

 

[7]: Rancière, J. (1991). The ignorant schoolmaster: Five lessons in intellectual emancipation. Stanford University Press.

 

[8]: Esteves, J. E., & Spence, C. (2014). Developing competence in diagnostic palpation: Perspectives from neuroscience and education. International Journal of Osteopathic Medicine, 17(1), 52-60.

 

[9]: Mann, K., Gordon, J., & MacLeod, A. (2009). Reflection and reflective practice in health professions education: a systematic review. Advances in Health Sciences Education, 14(4), 595-621.

 

[10]: Morin, E. (2008). On complexity. Hampton Press.

 

[11]: Sturmberg, J. P., & Martin, C. M. (2009). Complexity and health–yesterday’s traditions, tomorrow’s future. Journal of Evaluation in Clinical Practice, 15(3), 543-548.

 

[12]: Miles, A. (2009). Complexity in medicine and healthcare: people and systems, theory and practice. Journal of Evaluation in Clinical Practice, 15(3), 409-410.

 

[13]: Flyvbjerg, B. (2001). Making social science matter: Why social inquiry fails and how it can succeed again. Cambridge University Press.

 

[14]: Kinsella, E. A., & Pitman, A. (Eds.). (2012). Phronesis as professional knowledge: Practical wisdom in the professions. Springer Science & Business Media.

 

[15]: Tyreman, S. (2000). Promoting critical thinking in health care: Phronesis and criticality. Medicine, Health Care and Philosophy, 3(2), 117-124.

 

[16]: Thomson, O. P., Petty, N. J., & Moore, A. P. (2014). Clinical reasoning in osteopathy–More than just principles? International Journal of Osteopathic Medicine, 17(2), 106-110.

 

[17]: Grace, S., Orrock, P., Vaughan, B., Blaich, R., & Coutts, R. (2016). Understanding clinical reasoning in osteopathy: a qualitative research approach. Chiropractic & Manual Therapies, 24(1), 6.

 

[18]: Vogel, S. (2015). Evidence, theory and variability in osteopathic practice. International Journal of Osteopathic Medicine, 18(1), 1-4.

 

[19]: Draper-Rodi, J., Vogel, S., & Bishop, A. (2019). Identification of prognostic factors and assessment methods on the evaluation of non-specific low back pain in a biopsychosocial environment: A scoping review. International Journal of Osteopathic Medicine, 33, 16-25.