Ostéopathe Montpellier

L’ostéopathie est souvent décrite comme un « art manuel », une expression qui masque la complexité des compétences qu’elle mobilise. Au cœur de cette pratique se trouve un ensemble de savoirs incorporés, ces connaissances tacites qui s’expriment dans et par le corps du praticien. Mais que sont exactement ces compétences incorporées et comment pouvons-nous mieux les comprendre pour améliorer notre pratique et notre enseignement ?

Définir les compétences incorporées

Le concept de compétences incorporées trouve ses racines dans les travaux de Maurice Merleau-Ponty (1945) sur la phénoménologie de la perception, où le corps est présenté comme le véhicule premier de notre être au monde. Dans le contexte ostéopathique, ces compétences représentent l’ensemble des savoirs qui s’incarnent dans le corps du praticien et s’expriment à travers lui, souvent de manière pré-réflexive.

Michael Polanyi (1966) a enrichi cette compréhension avec son concept de « connaissance tacite », soulignant que « nous en savons plus que nous ne pouvons le dire ». Dans la pratique ostéopathique, cela se manifeste par notre capacité à percevoir des subtilités tissulaires, à adapter notre toucher, et à répondre aux réactions du patient sans nécessairement pouvoir expliciter complètement ces processus.

Les dimensions des compétences incorporées en ostéopathie

1. La dimension perceptive

La perception ostéopathique,  engage multiple niveaux de conscience :

  • La perception directe des tissus
  • L’interprétation des informations tactiles
  • L’intégration des données sensorielles dans un schéma thérapeutique

Cette perception n’est pas une simple réception passive d’informations, mais une construction active de sens à travers le toucher (Gibson, 1979).

2. La dimension gestuelle

Le geste ostéopathique représente ce que Richard Sennett (2008) appelle « l’intelligence de la main ». Il comprend :

  • La précision technique
  • L’adaptation spontanée
  • La modulation de la force
  • Le timing des interventions

Ces aspects constituent ce que Bourdieu (1980) nommerait le « sens pratique » de l’ostéopathe.

3. La dimension relationnelle

L’incorporation des compétences s’étend à la relation thérapeutique. Comme le souligne Stern (2004) dans ses travaux sur l’accordage affectif, notre corps est engagé dans une « danse » interactive avec celui du patient, créant ce que les chercheurs en neurosciences sociales appellent aujourd’hui une « intercorporéité » (Gallese, 2014).

Outils d’analyse et de verbalisation

Pour les praticiens

  1. Le journal de pratique réflexive Inspiré des travaux de Schön (1983) sur la pratique réflexive, créez un journal structuré autour de :
  • Descriptions détaillées des sensations perçues
  • Analyses des adaptations techniques réalisées
  • Réflexions sur les interactions patient-praticien
  1. La cartographie corporelle Développez une carte de vos zones d’attention et de tension pendant la pratique :
  • Notez où se situe votre attention
  • Identifiez vos points d’appui
  • Observez vos patterns de mouvement

Pour les enseignants

  1. La démonstration commentée Basée sur les principes de l’apprentissage moteur (Schmidt & Lee, 2011) :
  • Verbalisez pendant la démonstration
  • Explicitez les points clés de la perception
  • Décrivez les adaptations en temps réel
  1. L’entretien d’explicitation Utilisant la méthode de Vermersch (1994) :
  • Guidez l’étudiant dans la description de son expérience
  • Focalisez sur les moments précis
  • Explorez les sensations et les prises de décision

Guide pratique d’auto-analyse

  1. Questions réflexives quotidiennes
  • Qu’ai-je ressenti de nouveau aujourd’hui ?
  • Quelles adaptations ai-je réalisées instinctivement ?
  • Comment mon corps a-t-il réagi aux différentes situations ?
  1. Analyse de séance
  • Quels ont été les moments clés ?
  • Comment ai-je adapté ma technique ?
  • Quels signaux corporels ont guidé mes décisions ?

Conclusion

La compréhension et la transmission des compétences incorporées représentent un défi majeur en ostéopathie. Ce guide propose des outils concrets pour rendre plus explicites ces savoirs tacites, enrichissant ainsi tant la pratique que l’enseignement.

Références

  1. Merleau-Ponty, M. (1945). Phénoménologie de la perception. Gallimard.
  2. Polanyi, M. (1966). The Tacit Dimension. University of Chicago Press.
  3. Gibson, J.J. (1979). The Ecological Approach to Visual Perception. Houghton Mifflin.
  4. Sennett, R. (2008). The Craftsman. Yale University Press.
  5. Bourdieu, P. (1980). Le sens pratique. Les Éditions de Minuit.
  6. Stern, D.N. (2004). The Present Moment in Psychotherapy and Everyday Life. Norton.
  7. Gallese, V. (2014). Bodily selves in relation: embodied simulation as second-person perspective on intersubjectivity. Philosophical Transactions of the Royal Society B.
  8. Schön, D. (1983). The Reflective Practitioner. Basic Books.
  9. Schmidt, R.A., & Lee, T.D. (2011). Motor Control and Learning: A Behavioral Emphasis. Human Kinetics.
  10. Vermersch, P. (1994). L’entretien d’explicitation. ESF.
  11. Estola, E., & Farrer, R. (2019). Touching in Osteopathic Practice. International Journal of Osteopathic Medicine.